En 1984, l’historien Pierre Nora lançait ses « lieux de mémoire » (en 3 tomes, publiés
entre 1984 et 1992). Cet ouvrage permet
d’embrasser plusieurs décennies de réflexion sur les relations entre la mémoire, l’histoire et le patrimoine. Cette dernière notion désigne l’ensemble des biens légués par les générations précédentes qui doivent être transmises aux
générations futures. Depuis la décennie des années 1980, on parle alors « d’explosion du patrimoine » qui peut désormais impliquer de multiples domaines : Le patrimoine a alors
quitté son « âge historique » pour entrer dans son « âge mémoriel, social et identitaire », c’est-à-dire un patrimoine revendiqué. Jusqu’où peut-on aller dans ce
domaine ? (1) Lors de la campagne des municipales 2020, le maire réélu de Sedan, Didier Herbillon, envisageait de ramener l’école de foot sedanaise dans son berceau d’origine, à
savoir sur le site de feu Emile-Albeau. Ce qui serait une bonne idée, puisque, plus de 20 ans après sa démolition, l’emplacement de l’ancien stade reste pour le moment un terrain vague, ou à
défaut un parking improvisé les soirs de match. Depuis le printemps 2022, la Société d’histoire et d’archéologie du Sedanais (SHAS) propose une application mobile « Sedan ici avant, voyages dans le temps » sur, par exemple, les fortifications de la ville ou la période douloureuse
de mai 1940. Cet outil de valorisation
du patrimoine sedanaispourrait parfaitement
s’adapter aux lieux historiques ayant façonné le passé footballistique de la ville de Sedan ! (2) De même, la municipalité sedanaise propose chaque été un circuit mémoriel dans la
ville à travers plusieurs parcours de découvertes. D’autre part, rappelons, que depuis le début de ce nouveau siècle, le collectionneur et archiviste inconditionnel du CSSA, Claude Lambert, espère avec
ferveur la création d’un Musée consacré au foot sedanais en particulier, au sport ardennais en général. Il pourrait s’agir à la fois d’un espace muséal où seraient exposés objets, fanions et
autres maillots du club, ainsi qu’un centre d’interprétation et de recherche au regard des milliers de journaux régionaux et nationaux conservés. (3) Enfin, la récente interview donnée par le Président Marc Dubois au
site 13heuresfoot.fr précise les contours de son projet « sportif et sociétal » autour du CSSA « basé sur un ancrage fort sur le territoire local »
(4). Espérons que l’aspect mémoriel et historique ne soit pas oublié…
En tout cas, à la charnière du XIXème et du XXème siècle,
deux lieux originels marquent les débuts de la grande aventure sportive et humaine entre Sedan et le football :
Episode n°1 : Les Lieux originels
1) Le Collège Turenne :
Longtemps
après l’harpastum des Romains ou la soule médiévale, les jeux de balle se
développent dans l’Angleterre du XIXème siècle. Entre l’industrialisation du pays et la montée en puissance de la classe bourgeoisie, le dribbling game est d’abord adopté par les élèves des couches sociales aisées dans les public school, avant de s’étendre aux middle
class. Si les règles de jeu sont assez rares au début, elles vont être progressivement fixées en 1848 (à Trinity College-Cambridge), puis en 1849 (à Eton, où l’usage des mains est interdit) et surtout en 1863 (à Freemasonns’ Tavern-Londres où est
codifié le Football-association).
Ce sont
les agents de l’expansion économique britannique dans le monde qui assurent la diffusion du football. En France, au-delà de
la création des premiers clubs (Le Havre A.C. en 1872, ou les Girondins de Bordeaux en 1881), le foot prend surtout pied chez les militaires, et dans les établissements secondaires et les universités
de Normandie, du Nord, de Paris (on peut citer en exemple l’école Monge de Paris en 1888). C’est donc autour des
professeurs et de leurs élèves que se pratiquent les premiers matches et tournois à la fin du XIXème (5).
Héritier d'un collège jésuite
bâti en 1663, l'actuel collège a été construit - dans le
contexte de la IIIème République naissante, de ses lois Jules Ferry sur l’école gratuite, laïque et obligatoire et dans l’esprit de Revanche qui anime alors les Français - en
1883-1884 par Édouard Depaquit (père de
Jules Depaquit),
architecte-urbaniste de la ville. Et c’est le sculpteur
Gustave Deloye, né à
Sedan, qui a réalisé les
bas-reliefs «Turenne dormant sur l'affût d'un canon» et «Le
travail et la science».On suppose que
c’est ce qui a inspiré le nom du collège. Les impacts d’obus sur ce côté ont été conservés lors des rénovations, en témoignage des bombardements de mai 1940. En effet, le collège a été marqué par
les deux guerres mondiales, les élèves autant que les enseignants ont payé un lourd tribut, comme en témoignent les plaques apposées par l’amicale des
anciens élèves (7).
A Sedan, le premier club de sport agrée est la Société de
Gymnastique et d’Escrime de Sedan en 1872.
Pour sa part, le football arrive donc à Sedan dans la dernière décennie de ce siècle, et se joue dans la cour du
collège Turenne, ainsi que dans la prairie de Torcy.
Au sein de
l’établissement, une équipe de foot scolaire est rapidement fondée par les jeunes élèves : Cette équipe a pour nom l’Union Athlétique du Collège Turenne (U.A.C.T.). Il s’agit probablement de la
toute première équipe créée dans la ville de Sedan (milieu scolaire et associatif confondus). Sa date de création est cependant incertaine. Et les archives contemporaines de l’actuel collège ne
permettent pas de répondre à la question. Cependant, par recoupements, l’année 1899 pourrait être envisagée comme date fondatrice de l’UACT. Les pionniers sedanais
jouent aussi bien dans la cour du collège, que sur le terrain de manœuvre de Torcy. Ils se retrouvent régulièrement à l’hôtel de l’Europe, place de la Gare (8). Ils affrontent également des équipes
formées dans les autres écoles du département. Dès 1902, l’UACT renouvelle son
bureau avec E. Charbonnet comme président, et Georges A. Lepage en tant que vice-président. Progressivement, au
début du XXème siècle, ils en viennent aussi à jouer contre des associations nouvellement créées. Comme le Foot-ball Club Sedanais (le FCS, le véritable ancêtre de l’UAST et du CSSA), contre qui l’UACT fait match nul 1-1 en mai 1901 pour ce qui
constitue indéniablement le match fondateur du siècle sedanais. Nous pouvons également
citer une rencontre disputée près du Bois d’Amour contre les Macériens du Sporting-club ardennais en mars 1903. Les expérimentés
collégiens de Turenne gagnent régulièrement le titre de champion départemental des formations scolaires des Ardennes dans les années de la Belle Epoque (comme en 1913 contre le lycée Chanzy,
2-0). La plupart des écoliers formés au sein du collège poursuivent ensuite leur découverte du football dans les sociétés civiles de
Sedan.
La revue
« Le Plein Air » (numéro 84, daté du 19 mai 1911) offre une photographie de « l’équipe première de football association du collège Turenne (Sedan) », qui plus est en citant le nom
joueurs posant dans la prairie de Torcy : De gauche à droite,
debout : Arnoulet, Simon, Lefèvre – A genoux : Poncelet, Foliard, Grunenberger – Assis :
Paris, Vuillier, Percheron, Trouslard, Blanchet.
Amateur de
football, Marcel Schmitt, enseignant de français en 7ème au collège de Sedan, a déjà pris une licence au Racing
club sedanais (descendant du FCS, créé en
1911) avant d’en être vice-président. Il est le parfait trait d’union
entre le milieu scolaire et le milieu associatif des origines
du foot sedanais. Après la Grande Guerre et la mort de 650 Sedanais sur le
Front, il fonde l’Union Athlétique Sedanaise en novembre 1919 (dont il fut le dirigeant principal jusqu’en 1935).
La section football du collège Turenne (qui fut par
ailleurs également un lycée) ne connut pas une existence continue tout au long du XXème siècle. Mais certains footballeurs (notamment à la grande époque de l’UAST) ont pu poursuivre leur
scolarité dans l’établissement du centre-ville de Sedan. Le plus illustre est Roger Lemerre qui étudia jusqu’en classe de Terminale. Il joua à Sedan entre 1961 et 1969, et entraina le CSSA en 2016 (9).
La section
foot à Turenne a été relancée en 1972. En un demi-siècle, des éducateurs tels que Francis Lanzoni ou Jacky Camus,
ont marqué les jeunes générations. Le foot scolaire s’est bien sûr ouvert aux filles. Et depuis 10 ans, elle compte même une section de futsal. Cependant, si les liens avec le CSSA sont plus
distants, la compétition est bien présente dans le cadre de l’UNSS.
2) La prairie et le viaduc de Torcy :
Œuvre de
Jean Lalouel de Remilly, le viaduc de Torcy
relie le centre-ville de Sedan au quartier de Torcy, en remplacement du pont de bois des princes
de La Marck. De 26 au départ, il compte aujourd'hui 20 arches. Il fut édifié entre 1602 et 1689. Il faisait jusqu’à 200 mètres de longueur avant d’être
plusieurs fois remanié (10). La commune de Torcy
s’étendait sur la rive gauche de la Meuse, alors que celle de Sedan a toujours été cantonnée sur la rive droite jusqu’à la fusion des deux. En effet, le quartier
de Torcy fut rattaché à la ville de Sedan par la loi du 3 juillet 1846. Jusqu’à cette date, Torcy était donc un village indépendant. L’urbanisation ayant
débordée sur la rive gauche, la prairie de Torcy a vu réduire progressivement sa superficie jusqu’à la limite actuelle désormais fixée, boulevard Fabert.
A la fin du XIXème, et pendant la Belle Epoque, la
première pratique sportive autour de la prairie de Torcy est le passage du Tour de France. Puis, au même moment, les pionniers du football sedanais jouent la plupart du temps dans la prairie de
Torcy. Les arches font office de vestiaire. On se sert de piquets pour faire les poteaux des buts (et souvent d’une corde accrochée, pour simuler la transversale).
Nous
savons grâce à la presse locale (Le Petit Ardennais, L’Echo des Ardennes, Sedan journal), que le 31 mars 1901 a eu lieu
le premier entrainement du Foot-ball Club Sedanais (FCS, crée le 13 mars de la même
année par de jeunes Sedanais dans la rotonde du théâtre de Sedan) dans la prairie de Torcy. Suivi
d’une opposition interne se jouant le dimanche 21 avril 1901 par un temps agréable et devant une « assistance nombreuse ». La formation portant les brassards est conduite par le capitaine Godin. Elle
gagne par trois buts à zéro contre l’équipe seconde. Et enfin, le 12 mai 1901 se dispute le premier match officiel de football à Sedan et dans les Ardennes entre le FCS et l’Union Athlétique du
Collège de Turenne. Cette « fête sportive » se joue devant 1500 spectateurs ! Parmi lesquels des notables de la ville qui apporteront un soutien financier au club. Une Coupe était également offerte
par le maire de la ville, Jean Stackler. Accompagnée par la musique du 147ème régiment de ligne, la rencontre se joue malgré un vent violent (11).
Le lien entre Sedan et Torcy s’est bien évidemment aussi
matérialisé à travers l’UAST (Union Athlétique de Sedan Torcy, appellation du club de football de Sedan, entre 1928 et 1966) qui correspond à l’âge d’or du football
sedanais. En réalité, en 1925, 14 joueurs, originaires de Torcy, quittèrent le club provoquant ainsi une scission au sein de l’UAS, fondée en 1919. Finalement,
les Torcyons reviendront dans l’entité-mère faute de moyens et de recettes
suffisantes. Mais à la seule condition que le nom de Torcy soit inscrit dans les statuts du club, d’où l’UAST !
De nos
jours, quand la foire agricole ou un cirque ne sont pas de passage dans la cité de Turenne, les enfants et les jeunes Sedanais continuent de fouler l’herbe
haute de la prairie de Torcy, sans forcément savoir qu’ils sont les héritiers d’une longue tradition séculaire… Les Godray, Edmond
Cardinal, Petitjean, Verguin, Faure, Minet I,
Godin (le capitaine), Julien, Minet II, Guillin et Schmoll furent les précurseurs, les
premiers à galoper sur cette pelouse bosselée !
En
conclusion, en plongeant dans les profondeurs de l’histoire, le collège Turenne et la prairie de Torcy appartiennent bel et
bien au patrimoine footballistique sedanais. Nous
aurions pu aussi voir et
évoquer la salle Marcel Schmitt (ouverte en 1968), dont le parvis va être entièrement rénové !
Thomas DELAGE (Professeur
d’Histoire) Prochainement : Episode n°2 : Les Lieux sportifs : les
stades sedanais dans l’espace et le temps (1ère partie)
Notes :
1) Luc Le Chatelier, « Tout objet peut-il devenir
patrimoine », Télérama, n°3115, 23/09/2009. 2) _ Christian Bromberger, « De la notion de patrimoine sportif » ; Pierre Chazaud, « La notion de patrimoine sportif. Regard historique et politique » ; Patrick Mignon, « De l’identification des publics du patrimoine sportif », Patrimoine sportif & tourisme, Les Cahiers
Espaces, n°88, mai
2006. _ Patrick Porte, « Muséographier le patrimoine sportif. Du musée de club à la cité du sport »; Claude Boli, « Le musée de Manchester United. Une réussite exemplaire » ;
Stephen Done, « Le musée du Liverpool Football Club. Un lieu de
pèlerinage pour les supporters
», Musées du sport,
Les Cahiers Espaces, n°89, mai
2006. 3) Pascal Rémy, « Un musée du sport ardennais en gestation
», L’Ardennais, 24/01/2007. Anne Despagne et Valérie Coulet, « Le projet d’un musée dédié aux sports ardennais », L’Ardennais, 3/12/2014. A voir l’actuelle exposition au Musée de l’Ardenne pour les 40 ans de la revue
« Terres Ardennaises ». 4) Anthony Boyer, « Marc Dubois : « Il faut développer l’attractivité de Sedan », 13heuresfoot.fr, 5/12/2022. 5) Alfred Wahl, La balle au pied. Histoire du
football (1990, réédité en
2002). 6) Jacques Rousseau, Sedan, ville nouvelle (2000). 7) Cécile Contal, « Récit d’une visite guidée au collège Turenne de
Sedan », lunion.fr, mise en ligne le 6/07/2021. 8) Olivier Laurant, « Les pionniers du football sedanais (1901-1946) », Le Pays sedanais, n°37, 2019. 9) Christian Vella, Roger Lemerre, Les Bleus au cœur (2002). 10) Pierre Congar, Jean Lecaillon, Jacques Rousseau, Sedan et le pays sedanais, vingt siècles
d’histoire, 1969. 11) Thomas Delage, « Le football sedanais a 120
ans », allezsedan.com, rubrique « Chronique du passé », 8/03/2021.